A Monsieur Aziz Akhannouch
Chef du Gouvernement
Rabat
Objet : Mémorandum au sujet des priorités de la lutte contre la corruption
La constitution de 2011 a été adoptée en guise de réponse aux appels de la jeunesse marocaine descendue dans la rue pour réclamer la fin du système de corruption et de rente. C’est dans le cadre de cette constitution qui confère aux organisations de la société civile le droit de s’exprimer sur les politiques publiques, que notre association vous interpelle, en votre qualité de chef de gouvernement.
Nous attendons à ce que votre gouvernement clarifie ses positions et décline votre politique anti-corruption, si vous en avez une. Quelles en sont vos priorités ? Comment comptez-vous réactiver la mise en œuvre de la stratégie nationale de lutte contre la corruption ? Quelle serait votre politique en matière de conflit d’intérêt et d’enrichissement illicite ? Comment vous comptez renforcer les ressources de l’instance de probité de prévention et de lutte contre la corruption (INPPLC) afin d’en assurer l’indépendance et l’efficacité ? Comment rendre réellement effective la loi sur l’accès à l’information? Comment protéger les dénonciateurs de la corruption au vu de la vacuité de la loi 37-10 promulguée en 2011 et quelles sont vos propositions pour rendre la loi actuelle de déclaration du patrimoine efficiente? …
Autant de questions que nous nous posons et avec nous l’opinion publique nationale et dont les réponses nous permettront de mesurer votre volonté d’agir et de rendre crédible votre proclamation sur la lutte contre la corruption comme priorité nationale.
A peine quelques jours après l’investiture de votre gouvernement, votre premier acte était de retirer le projet d’amendement du code pénal qui introduisait dans le droit marocain l’incrimination de l’enrichissement illicite. Toutes les réactions convergeaient vers la volonté de votre gouvernement d’écarter cette infraction des futurs aménagements du code ou de la vider de sa substance. Ce retrait a été suivi par le retrait du projet de loi de régulation de l’occupation du domaine public. Cette attitude prémonitoire a été confirmée par la déclaration de votre ministre de la justice voulant légiférer pour interdire aux organisations de la société civile de dénoncer les présumés corrompus en feignant d’ignorer les stipulations de la constitution, les lois régissant le système judiciaire et les conventions internationales ratifiées par le Maroc en la matière.
Monsieur le Chef de gouvernement,
Nul besoin de vous rappeler le score de 39/100 et la 87 ième place du Maroc dans la version 2022 de l’indice de perception de la corruption de Transparency International, enregistrant un recul de 4 points de son score et de 14 places par rapport à celui de 2018 parmi 180 pays. Ce niveau de corruption systémique généralisé est vécu par les citoyens au quotidien, à l’hôpital, devant les tribunaux, dans les services publics, à l’université. L’entrepreneur le rencontre dans son parcours pour l’investissement ou dans celui de l’accès aux marchés publics.
L’horizon d’une société citoyenne fonctionnant au mérite s’en trouve éloigné au profit de la persistance d’une administration clientéliste et corrompue, tout le contraire de l’Etat social que votre programme prône.
L’édification d’un système national d’intégrité, notre cadre de référence à Transparency Maroc, qui cherche à renforcer la séparation des pouvoirs, à promouvoir le rôle des institutions indépendantes, à renforcer celui de la société civile, à lutter contre l’impunité, à faire valoir l’obligation de rendre compte…serait-il illusoire ?
La réponse serait affirmative, si l’on considérait le désengagement de l’Etat de la lutte contre la corruption, les restrictions des libertés fondamentales dont celle de la presse et du journalisme d’investigation en particulier et le recul du respect des droits humains. Les procès des journalistes et blogueurs nous le rappellent régulièrement avec brutalité.
Notre parti pris est de considérer incontournable l’édification du système national d’intégrité. C‘est le sens de l’histoire. L’environnement international change et l’impact de la corruption sur le développement de notre pays se fera de plus en plus sentir.
Monsieur le chef du gouvernement,
Six ans après l’adoption de la stratégie nationale de lutte contre la corruption en décembre 2015, le bilan de sa mise en œuvre est plus que désespérant. En voici quelques caractéristiques saillantes :
- La commission nationale de lutte contre la corruption présidée par le chef du gouvernement n’a été instituée qu’en novembre 2017. Depuis, elle ne s’est réunie que deux fois, alors que le décret de sa création prévoit deux réunions au minimum par an ;
- Le désengagement quasi-total des ministres de la mise en œuvre de la stratégie et sa relégation à des niveaux administratifs de rangs inférieurs ;
- La non mise à disposition des ressources budgétaires ;
- La domination de l’approche administrative qui consiste le plus souvent à produire des circulaires.
Ce constat traduit l’absence d’une volonté politique effective de mettre concrètement en œuvre des programmes et des actions à même de faire face à ce fléau. Cette situation est aggravée par les mesures exceptionnelles adoptées depuis deux ans en relation avec la gestion de la pandémie du covid 19 comme le montre divers indices et classements de notre pays notamment l’indice de la démocratie, l’indice de la liberté de la presse, l’indice de l’Etat de droit….
Malgré le cumul de ces indices prémonitoires, après sept mois de votre prise de fonction, nous enregistrons le contenu de la déclaration de votre gouvernement et nous observerons son éventuel programme de mise en œuvre particulièrement en matière de lutte contre la corruption et l’économie de rente.
A cet effet, Transparency Maroc, et avec les composantes de la société civile qualifiées pour exprimer l’opinion publique et la participation citoyenne, souhaite attirer votre attention sur un ensemble de priorités dont le gouvernement pourrait assumer le leadership en cohérence avec la magistrature qui prendrait en charge la supervision du respect de la loi en commençant par le renforcement de l’éthique et l’indépendance en son sein.
Parmi ces priorités qui relèvent de l’urgence, nous voudrions soulever les suivantes :
- Préparer et promulguer la loi de régulation des conflits d’intérêt et des lobbys pour éviter l’exploitation des fuites portant atteinte à la concurrence loyale et la bonne gouvernance en application de l’article 36 de la constitution de 2011 ;
- Réhabiliter le conseil de la concurrence en limitant les ingérences dans ses attributions constitutionnelles et en dressant des entraves à l’exercice de ses attributions, à commencer par l’application des sanctions financières dues par les sociétés en rapport avec le dossier des hydrocarbures, après que les manquements commis par lesdites sociétés aient été constatés par la commission du parlement, les organes de contrôle et les organisations professionnelles.
- Mettre en place les structures de l’INPPLC par la désignation des membres de son conseil en collaboration avec les instances constitutionnelles dédiées pour la doter de cadres compétents et intègres et des ressources financières nécessaires pour s’acquitter de ses attributions avec efficacité et indépendance.
- Incriminer l’enrichissement illicite en conformité avec les normes et les bonnes pratiques reconnues à l’échelle internationale, sachant que le projet de loi retiré du parlement est en discussion depuis six ans ;
- Réviser la loi de déclaration du patrimoine en y incluant l’accès à l’information y afférente non seulement aux instances de suivi et contrôle mais aussi pour toute personne intéressée. La révision devrait inclure les principaux responsables de la gestion des affaires publiques avec déclaration digitale en compatibilité avec les exigences réglementant le conflit d’intérêt et l’enrichissement illicite conformément aux bonnes pratiques internationales ;
- Réviser la loi n° 37-10, promulguée en 2011, relative à la protection des dénonciateurs de la corruption par la protection du parcours professionnel des employés des secteurs public et privé pour les inciter à dénoncer les actes suspects auxquels ils sont exposés sans crainte pour leur situation et leur avenir ;
- Assurer l’engagement de toutes les administrations, des établissements publics et des collectivités territoriales à appliquer dans les meilleurs délais et qualité requise les dispositions de la loi 31-13 d’accès à l’information notamment les exigences de publication proactive.
- Réviser ladite loi du droit d’accès à l’information en levant les nombreuses exceptions injustifiées notamment la suppression de la poursuite pénale des utilisateurs de l’information dans le cas où l’administration concernée n’apprécierait pas, l’absence de sanctions des employés qui s’abstiennent ou omettent de fournir l’informations ainsi que l’inefficience de la commission du droit d’accès à l’information à désengager de la commission de protection des données personnelles ;
- Compléter et développer les normes des initiatives du budget ouvert et du gouvernement ouvert pour plus de transparence et promouvoir la participation citoyenne dans l’élaboration des budgets publics, leurs suivis et évaluations ;
- Réviser le statut de la fonction publique notamment son article 18 pour encourager les fonctionnaires à dénoncer les actes de corruption qu’ils observent dans l’exercice de leur fonction sans peur pour leur statut et parcours professionnel ;
- Réformer le système fiscal dans l’objectif d’instaurer plus de justice et de transparence et mettre des limites au pouvoir discrétionnaire confié aux administrations publiques pour se débarrasser de la prédominance de la rente et réviser le système d’incitations et d’exonérations et intégrer le secteur informel de manière à favoriser la transparence, la rentabilité et la compétitivité ;
- Activer le digital dans la gestion des affaires publiques en l’introduisant de manière urgente et permanente dans le secteur de l’enseignement, les marchés publics… afin de servir le service public et de rapprocher l’administration des usagers ;
- Adopter activement l’approche participative avant prise de décision et son exécution et lors de l’évaluation des politiques publiques et veiller à l’écoute et la communication avec la société civile à travers ses organisations crédibles avec force de propositions et développer le partenariat fondé sur la contractualisation et la redevabilité ;
- Réformer les structures centrales et régionales chargées de l’inspection et de l’audit dans les administrations publiques en précisant leurs attributions dans une loi unifiée et renforcer leurs moyens pour plus d’efficience.
Le 6 juin 2022
Le bureau exécutif